La science le prouve, mais les humains sont-ils prêts à les voir comme leurs égaux? Soyez prêts pour un nouvel ordre mondial.
Par Jeff Warren (Reader’s Digest Canada, Juillet 2012)
A moins de trois mètres de l’endroit où je me tiens, à bâbord du voilier, six grandes femelles de la famille des grands cachalots se comportent d’une manière dont peu d’humains ont été témoins.
Le capitaine de notre cotre de 40 pieds est Hal Whitehead, biologiste à l’Université Dalhousie et expert ès grands cachalots. C’est le milieu de l’après-midi et la journée est ensoleillée dans le Golfe de Californie au Mexique, cette bande d’eau de 1000 kilomètres connue pour sa biodiversité. Les marées fortes du golfe créent une remontée de nutriments qui permet la survie de nombreuses espèces telles que vivaneaux, sardines et requins, sans compter ces fiers amas de tentacules que l’on appelle calmars de Humboldt. Les grand cachalots les chassent tout au long de l’année – ils plongent des kilomètres sous la surface, les localisent avec leur sonar et referment d’un coup sec leurs grandes mâchoires sur eux.
Cela fait cinq jours que Whitehead et ses quatre membres d’équipage – dont deux doctorants : Armando Manolo Álvarez Torres et Catalina Gomez – suivent les grands cachalots sans répit. Ils les suivent par écholocalisation de nuit grâce à leur hydrophone, et les observent et photographient durant la journée. Sur de nombreux plans, l’approche de Whitehead est celle d’un scientifique comportemental à l’ancienne. Pendant que les chercheurs modernes ont tendance à suivre les baleines par le biais d’implants et de signaux satellites, Whitehead préfère encore les suivre en personne. En observant qui passe du temps avec qui et pour faire quoi, il peut tirer des enseignements sur leur structure sociale.
Jusqu’ici, les comportements observés pendant notre voyage ont été assez basiques : ils disparaissent dans les profondeurs – invisibles de nous – comme chassés. Un épais jet d’eau, souvent repéré du poste d’observation, annonce leur retour à la surface et les familles, composées d’une demi-douzaine d’individus environ, apparaissent et disparaissent, oxygénant ainsi leur sang pour préparer le prochain plongeon.
Mais en de rares occasions les baleines font plus que ça : elles socialisent, se chahutent les unes les autres comme de gigantesques furets aquatiques. « Ouah ! » s’exclame Gomez alors que l’eau devant lui tourbillonne d’activité. L’une des baleines se tourne alors sur le côté – on peut voir le rose de ses mâchoires, étonnamment petites et fines comparées à son grand appendice nasal. Une autre se roule sur la première en se tortillant alors qu’une troisième sort son nez de l’eau verticalement, comme si elle reniflait l’air, avant d’onduler pour se glisser parmi les autres. Le puissant appareil photo fonctionne à toute vitesse, Gomez prend photo sur photo pendant qu’un autre membre d’équipage fulmine en remplissant les observations comportementales dans le carnet de bord.
Nous ne sommes pas en train de détruire seulement des simples baleines, mais également une ancienne culture vivante
Whitehead appelle cette forme de socialisation le “ciment social” pour les grands cachalots. Mais il nous expose également une de ses hypothèses les plus étonnantes : les grands cachalots ont des cultures distinctes. Selon lui, chaque clan est unique à presque tous points de vue : façon de s’alimenter, schémas de migration, éducation des petits, taux de reproduction. Les grands cachalots parlent aussi différents dialectes. En plus de leurs clics d’écholocalisation, ils produisent d’uniques séquences appelées “codas”, qui changent entre les clans – pensez par exemple aux variations entre un Sicilien et un Vénitien – et qui semblent être des déclarations d’identité du groupe.
“Ce ne sont pas des différences génétiques,” argumente Whitehead. “Ce sont des choses apprises.” Ce qui distingue les baleines – et les chimpanzés, les éléphants et peut-être certains oiseaux – c’est le fait que les choses qu’ils apprennent restent à travers le temps. Ces choses semblent passer de génération en génération jusqu’à ce qu’elles fassent partie de l’identité du clan.
Les preuves relevées par Whitehead ajoutent une toute nouvelle dimension à la façon de voir la protection des baleines. Ça nous indique que si les humains séparent un groupe de grands cachalots, d’orques ou de dauphins, ils détruisent non seulement la vie d’individus mais aussi un dialecte unique, des stratégies de chasse, une tradition sociale – une culture ancienne et vivante. “Il faut comprendre qu’avant ces derniers millénaires, la plupart de la culture était dans les océans. Certainement, les cultures les plus sophistiquées sur Terre étaient les baleines et les dauphins, jusqu’à ce que des étranges bipèdes humanoïdes évoluent.”
Lorsque Whitehead et son collègue Luke Rendall publièrent leurs conclusions en 2001 dans un hors-série de la revue Behavioral and Brain Sciences (Sciences du comportement et du cerveau), ils reçurent des critiques de la part de quelques scientifiques considérant les revendications de culture “faibles” et “exagérées”. D’autres trouvèrent les preuves convaincantes et l’associèrent à de nouveaux travaux de recherche cognitive sur les cétacés, et ça s’est poursuivi tout au long de la décennie.
Tous ces éléments furent mis en lumière en Février dernier à Vancouver, à la réunion annuelle de l’Association Américaine pour l’Avancement de la Science – le plus grand rassemblement de scientifiques au monde – lorsqu’un petit groupe de scientifiques et éthiciens présenta une proposition de changement de paradigme devant une salle comble :
“La Déclaration des Droits des Cétacés”
“Nous affirmons,” commence la déclaration, “que tous les cétacés, en tant que personnes, ont droit à la vie, à la liberté et au bien-être.” Ils ont le droit de ne pas être massacrés, de ne pas être enfermés, de ne pas être possédés, exploités ou retirés de leur milieu naturel. La déclaration bénéficia d’une couverture internationale, en général sur un ton positif, mais parfois critique et moqueur. “Le plus important,” explique l’un des auteurs, la neurobiologiste Lori Marino de l’Université d’Emory à Atlanta, “c’est que les gens la prennent au sérieux.”
La déclaration est bien évidemment sans engagement, donc le vrai test sera de voir si le groupe peut obtenir une approbation légale pour le projet. Ils espèrent présenter la déclaration à l’ONU. Dans un autre effort, Marino et d’autres signataires du projet travaillent également sur une organisation qui s’appelle Projet des Droits des Non Humains, qui se prépare pour son premier recours en justice pour briser le mur légal qui existe actuellement entre les humains et les non humains. “Nous voulons plaider pour la loi commune des baleines – en utilisant un dauphin ou une baleine comme plaignant,” explique Marino. “Nous pensons qu’il est possible de trouver une juridiction où un juge sera intéressé par cette cause. La science est de notre côté.”
La revendication clé est le fait que les baleines et les dauphins ont droit à ce statut privilégié des humains que l’on connaît comme l’identité individuelle. “Les humains sont considérés comme des personnes car ils rassemblent certaines caractéristiques,” explique Marino. “Ils sont conscients d’eux-mêmes, intelligents, complexes, autonomes, cultivés, etc. Si on accepte cette définition – et les différentes versions qui existent autour du monde selon les lois et constitutions – alors les dernières avancées scientifiques nous montrent que les cétacés remplissent également les conditions. Il existe donc des personnes non humaines.”
Il semblerait que les baleines sont en train d’avoir leur mouvement pour les droits civiques. Mais est-ce que la science derrière cette déclaration est solide ? Si oui, quelles sont les implications légales et éthiques d’étendre l’identité individuelle aux cétacés ? A quoi ressemblerait une Nation des Cétacés ?
“Les extraterrestres sont là – dans la mer”
Il y a quelques centaines d’années, les baleines étaient craintes – à cause des mythes et légendes. Des gravures artistiques du 16ème siècle dépeignent des monstres aux dents immenses, avec des ailes sur les oreilles et des cornes le long du ventre. Cela a commencé à changer au 18ème siècle avec l’augmentation de la pêche à la baleine. Les pêcheurs européens et américains revenaient avec des histoires passionnantes de luttes et de détresse. Au cœur de leurs histoires était le grand cachalot – fléau des mers du sud – qui retournait les baleinières et traînait les harponneurs vers la mort. C’est à partir de ces histoires que Herman Melville écrivit l’un des chefs d’œuvre de la littérature américaine.
Les premières observations de baleines sont venues des baleiniers naturalistes, qui se greffaient aux expéditions de pêche tout en documentant considérablement leurs voyages. En 1839, Thomas Beale remarqua le côté très social des grands cachalots. Il était l’un des seuls naturalistes à décrire les grands cachalots comme étant en fait assez gentils (“timides et inoffensifs” selon lui). Mais de telles positions étaient rares. Pour la plupart, les baleines étaient vues comme des amas de graisse, pouvant être fondus pour faire de la cire à bougie, du savon, et le plus précieux : de l’huile. La ruée vers la baleine créa la première addiction à l’huile, une ressource non renouvelable qui démarra la révolution industrielle et qui fut exploité quasiment jusqu’à l’extinction.
A la fin du 19ème siècle, les technologies de pêche à la baleine se sont grandement améliorées et un millier de baleines furent “récoltées” chaque année, engendrant une chute de la population mondiale. Le nombre de baleines bleues dans les mers du sud est passé de 350 000 au début du 20ème siècle à environ 2000 aujourd’hui. Les grands cachalots, recherchés pour leur huile de baleine, ou spermaceti – les bougies claires, à l’arôme doux produites à partir de spermaceti étaient des produits de luxe – s’en sont pourtant mieux tirés. De leur population totale d’environ un million, il ne reste qu’un tiers. Les baleines étaient décrites sous le terme “unité” – une systématisation de la faune qui reflète la prédominance de la vision scientifique sur les animaux à l’époque, connue comme comportementaliste et considérant tous les animaux comme des machines répondant à des stimuli et dénués de vie intérieure.
Au milieu du 20ème siècle, les choses commencèrent à changer. Les biologistes commencèrent à assister à des réunions de la toute nouvelle Commission Internationale des Baleiniers (International Whaling Commission : IWC), qui les mettait en garde contre l’extinction prochaine des baleines. Dans l’imaginaire public, les baleines passèrent de Moby Dick aux gentils géants de Jacques Cousteau. L’intrépide Flipper le dauphin a diverti des millions de téléspectateurs à la fin des années 60 et l’album Chant des Baleines, enregistré en 1970, fut un succès pour le label Capitol Record.
La personnalité la plus influente et polémique de cette nouvelle approche était un brillant docteur et neurophysiologiste du nom de John Lilly. Il fut l’un des premiers scientifiques à mettre en évidence la capacité de résolution de problèmes des dauphins. Personnage de spectacle, il leur apprit à imiter un certain accent haut perché de la langue anglaise, entre deux pirouettes.
Les média en firent une sensation. Les livres de Lilly sont des bestsellers et ont inspiré toute une génération de biologistes marins. Soutenu par ses résultats de recherche et un bon accueil de ses publications scientifiques, il commença à faire des revendications audacieuses, par exemple : “les dauphins et les baleines en tant qu’individus devraient avoir les mêmes droits que les humains.” Selon lui, la recherche sur la communication entre cétacés est importante pour l’ensemble de la civilisation humaine. “Nous devons apprendre leurs besoins, leur éthique et leur philosophie. Les extraterrestres sont là, dans la mer,” écrit-il encore.
La description saisissante de Lilly sur les dauphins et les baleines qui seraient selon lui des extraterrestres intelligents et pacifiques était exactement ce que voulait entendre la jeunesse. Le mouvement Save the Whales (Sauvez les Baleines) était né. L’ouvrage A Whale for Killing (1972) du naturaliste canadien Farley Mowat aida à réveiller l’indignation publique, et Greenpeace – également canadien – commença à envoyer des Zodiacs gonflables entre les baleiniers et leurs proies. En 1986, après des années de débat animé, un moratoire sur la pêche commerciale de baleines est passé et respecté par tous les pays de l’IWC excepté la Norvège, l’Islande et le Japon, qui profitent de brèches dans le traité de l’IWC pour pêcher des milliers de baleines chaque année.
Aujourd’hui, bien que certaines populations de baleines commencent à se reconstituer, le danger est loin d’être passé. Sept des treize espèces de grandes baleines restent en danger, et de nombreuses populations – notamment la baleine grise du Pacifique Nord-Ouest, la baleine de l’Atlantique Nord-Ouest et la baleine bleue de l’Antarctique – ne sont plus constituées que de quelques centaines d’individus restants. En plus de ça, plus de 300 000 cétacés par an son tués dans des collisions avec des bateaux ou dans les captures accessoires de la pêche au filet. Encore plus, le traité de l’IWC ne s’applique pas directement sur les petites baleines et les dauphins ; plus de 20 000 dauphins et marsouins sont tués chaque année rien que sur les côtes du Japon, particulièrement dans les criques peu profondes de Taiji, récemment rendues infâmes par le documentaire La Baie de La Honte (The Cove) qui a gagné un Academy Award.
D’après Marino, reconnaître l’identité personnelle et les droits des baleines pourrait forcer l’IWC à fermer les brèches restantes et rendre la tâche vraiment difficile pour les pays qui massacrent les cétacés. Cela pourrait également mettre fin à la captivité des dauphins et baleines, ce qui constituerait un challenge pour Sea World et les autres aquariums, mais une opportunité pour l’industrie d’observation des baleines qui est en croissance rapide, qui draine plus de deux milliards de dollars par an et emploie plus de 13 000 personnes.
Mais l’identité individuelle des baleines serait aussi la révolution la plus récente en termes de sensibilité humaine. Depuis 50 ans l’idée de la conscience des baleines a attendu un moment décisif : le passage de croyance marginale à idée acceptée par la majorité. Un bon nombre de chercheurs sur les cétacés – déclaration en main – croient que ce moment est arrivé
“Les baleines sont possiblement les mammifères les plus connectés et coordonnés socialement sur la planète, y compris les hommes”
De retour sur le bateau, les grands cachalots foncent l’un vers l’autre. Avant notre voyage, Whitehead m’a montré des vidéos sous-marines de grands cachalots socialisant et c’était fascinant. La sensualité de leurs mouvements alors qu’ils tournaient lentement sur eux-mêmes, grattant leurs longs dos dentelés le long du ventre d’un autre. Leur façon d’envoyer des signaux sonores sur les flancs les uns des autres. La scène semblait pleine d’attention mutuelle et de respect que j’ai trouvé touchants.
Malgré le fait que l’on arrive pas à localiser le siège de la conscience dans le cerveau des animaux – et c’est également vrai pour les humains – la plupart des scientifiques ne se demandent plus si les animaux ont des expériences intérieures. Certains degrés de conscience sont considérés évidents. Pour le neuroscientifique Jaak Panksepp, une éminence mondiale dans le domaine des origines neuronales de l’esprit et de l’émotion, “nier la conscience des animaux est aussi improbable que la théorie préscientifique qui affirmait que le soleil tourne autour de la Terre.”
Mais qu’entend-on exactement par “conscience” ? La définition la plus simple de la conscience est le fait d’être au courant de ce qui nous entoure, ce qui voudrait dire que presque tous les animaux ont une forme de conscience. De nombreux animaux ont des comportements impliquant des actions sociales, incluant des coopérations et un instinct maternel. Les abeilles accomplissent des activités complexes, mais est-ce que ça les rend conscientes ? C’est possible. La question n’est plus de savoir si les animaux ont un esprit, mais quelles formes d’esprit ont-ils ?
Les scientifiques comprennent maintenant que l’esprit, ou la conscience, est un phénomène bien plus large, qui s’exprime de manière très différente selon les espèces. Les humains et les animaux ne sont pas séparés par un gouffre béant. Le fait que nous partagions la même structure basique de cerveau pourrait suggérer que nous partageons aussi la même structure cognitive, comme des milliers de systèmes d’exploitation développés pour faire fonctionner les mêmes programmes. Les cétacés ont une grande part dans ces avancées, en partie grâce aux découvertes de Whitehead, mais aussi parce que des expériences conduites par des chercheurs tels que Lou Herman de l’Université de Hawaii qui ont prouvé que les dauphins étaient capables de résoudre des problèmes complexes et montraient de prodigieuses facultés d’apprentissage, de mémorisation et de créativité. Un exemple bien connu est celui d’un dauphin d’aquarium qui était récompensé par ses entraineurs lorsqu’il ramenait des détritus, un à la fois. Le dauphin, pour maximiser le nombre de poissons reçus en récompense avait caché un journal entier au fond du bassin et en déchirait volontairement un petit morceau à chaque fois.
Mais la recherche qui change vraiment la donne pourrait être la réappréciation du cerveau des baleines qui suit actuellement son cours. Marino a passé 20 ans à étudier la structure et l’évolution du cerveau des baleines, et il n’est pas seulement gros (le ratio cerveau/corps n’est surpassé que par celui des humains), il contient aussi des structures cellulaires en tresse et des zones d’intense connectivité. Le terme qui convient est “circonvolution cérébrale” – le cortex est replié sur lui-même afin d’augmenter sa surface à l’intérieur du crâne, ce qui donne au cerveau cette aspect ridé (le cerveau des animaux moins intelligents est plus lisse). En plus de ça, l’évolution du cerveau des baleines a été très différente de celle de primates et des autres mammifères. Il y a trente cinq millions d’années, il a commencé à arranger ses pièces d’une manière parfaitement unique et fonctionnelle. Cette réussite, selon Marino, représente “un chemin alternatif d’évolution vers une intelligence complexe.”
Pour Marino, la partie la plus intrigante du cerveau de baleine est le système limbique, qui gère le traitement des émotions chez les mammifères. Dans une certaine mesure, elle a découvert que cette partie est en fait plus alambiquée que la notre. En fait, elle est tellement grosse qu’elle sort du cortex sous forme d’un lobe paralimbique supplémentaire. La position de ce lobe suggère une combinaison unique entre les pensées émotionnelles et cognitives, peut-être un mélange de communication sociale et de conscience de soi que nous ne comprenons toujours pas.
“Les baleines sont probablement les mammifères les plus connectés socialement, communicatifs et coordonnés sur la planète, même en comptant les humains,” explique Marino. “Les orques par exemples ne se tuent ou ne se blessent pas entre eux dans la nature, malgré le fait qu’ils soient parfois en compétition pour une proie ou pour s’accoupler et qu’il y ait des désaccords. Leurs règles sociales n’autorisent pas la vraie violence, et il semble qu’ils aient trouvé des manières pacifiques de régler la répartition des ressources entre différents groupes. C’est quelque chose que les humains n’ont pas encore réussi à faire.”
Whitehead pointe son doigt vers l’Eau : Deux des cachalots montrent de la curiosité pour nous. Torres, qui essaie d’enregistrer les codas, déroule un long hydrophone dans l’eau. Les cachalots commencent à écholocaliser furieusement ce câble bleu qui traîne derrière notre bateau. Je peux sentir les signaux d’écholocalisation remonter le long de la coque en dessous de moi alors que je tire sur la ligne, de peur qu’un des cachalots la morde comme c’est arrivé lors de la dernière expédition de Whitehead. Il y en a une qui suit l’hydrophone jusqu’au bout, ça me donne l’impression de faire de la pêche aux géants. Finalement, elle se met de côté et me fixe d’un grand œil humide avant de retourner vers sa famille.
Whitehead, Marino et quelques autres scientifiques pensent que l’écholocalisation – que Whitehead appelle “le système d’imagerie le plus puissant au monde” – puisse avoir un rôle central dans la sophistication sociale des baleines. Il est possible que cette faculté soit utilisée comme un ultrason pour voir à l’intérieur des corps. “Le système de sonar peut voir en détail les organes internes de tous les autres membres du groupe,” explique Whitehead. “Il n’est donc pas possible de cacher ce qu’on a mangé, si l’on est sexuellement réceptif, si l’on est enceinte ou malade. On ne peut que supposer les implications que ça pourrait avoir sur la vie sociale.”
Ça ne s’arrête pas là. Une quantité énorme d’informations est contenue dans le corps : un rythme cardiaque accéléré, une contraction du diaphragme, la tension des muscles – toutes ces informations pourrait être traitée à la vitesse de l’éclair par les énormes cortex associatifs des baleines. Et le plus impressionnant dans tout ça, c’est la possibilité que tout soit partagé. Nous avons des preuves qui suggèrent que les dauphins et les grands cachalots peuvent “espionner” les retours d’échos qui ne leur sont pas adressés, une habileté qui est comme lire dans les pensées l’un de l’autre. Donc un groupe de baleine très éparpillé pourrait en un sens être part d’un ensemble sensitif, sensible au moindre frisson dans l’immense monde sauvage.
Les baleines n’ont pas de mains pour manipuler le monde. Mais ils ont des cerveaux pour le sentir, d’une manière que nous ne pouvons pas totalement comprendre.
L’une des plus grosses femelles a commencé à faire un “spy hop” – c’est à dire remonter à la surface verticalement comme un gros périscope, sortant juste les yeux de l’eau. J’ai le sentiment d’être observé par une forme d’intelligence différente. C’est à la fois excitant et un peu déconcertant car je prends part à un échange auquel je ne suis pas vraiment préparé.
Une partie des gens qui critiquent la déclaration doivent avoir ce même sentiment. La journaliste du National Post, Tasha Kheiriddin, qui a analysé la déclaration, conclut rapidement que pour que les animaux aient des droits ils devraient conclure un pacte social, ce qui est impossible entre les humains et les animaux. “Un animal ne possède pas de propriété. Il ne peut pas payer d’impôts. Il n’a aucune responsabilité, que ce soit légale ou autre, pour ses actions : Vous ne pouvez pas poursuivre un dauphin qui abime ou qui mord votre bateau.”
Selon Marino, il y a d’autres façons de le voir. “Nous n’attendons pas des enfants humains qu’ils aient des responsabilités, et pourtant on les considère comme des individus.” Pour elle, la déclaration devient assez difficile à rejeter si on s’en tient aux droits basiques. “Nous ne disons pas qu’ils devraient voter ou aller à l’école – ce serait bien évidemment grotesque. Ce que nous disons c’est que les droits des espèces doivent être fondés sur leurs besoins critiques. Dans le cas des dauphins, ils devraient avoir le droit de ne pas être tués, torturés, enfermés, le droit de vivre dans leur milieu naturel. Ce sont des choses très basiques.”
La vision de Marino pour une Nation des Cétacés est, au premier abord, celle d’un défenseur du droit des animaux. Mais alors que j’observe ces cachalots, je réalise qu’il y a du nouveau dans ces travaux, quelque chose qui a à voir avec notre conscience, pas seulement celle des baleines. Nous avons toujours regardé les cieux en quête de vie intelligente, et aujourd’hui nous nous rendons compte qu’une vie intelligente existe ici même. Mais les faits tels que nous les connaissons aujourd’hui – depuis 35 millions d’années les baleines ont les cerveaux les plus grands et les cultures les plus complexes de la planète – ne nous donnent que peu d’information sur le type de conscience dont il s’agit. Par exemple, alors qu’une grande partie de nos ressources servent à manipuler les objets et les idées, les ressources cognitives et émotionnelles des baleines semblent leur servir socialement, de l’un vers l’autre. Ils n’ont pas de mains pour manipuler le monde mais ils ont des cerveaux pour le sentir, d’une manière que nous ne pouvons pas totalement comprendre.
Et pourtant, malgré tout cet exotisme et cette différence de cerveau entre humains et baleines, il est aussi vrai qu’il y a des éléments que nous pouvons connaître et comprendre. N’importe quel maître d’animal domestique se rend compte lorsqu’un animal est énervé, câlin ou même en train de calculer, car nous partageons ces qualités. Je me reconnais dans les grands cachalots pour leur besoin d’intimité, leur loyauté mutuelle, leur curiosité. Et ce ne sont que des comportements visibles. La science indique plusieurs autres qualités partagées : un intérêt culturel, la communication et la résolution de problèmes. Ce dont on commence à se rendre compte au sujet de la conscience des animaux c’est que, lorsqu’on les compare aux humains il y a toujours une partie distincte et une partie partagée ; ce ratio change simplement selon l’espèce en question.
Donc le noyau commun que nous partageons avec une bactérie est bien plus étroit que celui que nous partageons avec une baleine, qui est probablement plus étroit lui-même que celui que nous partageons avec le chimpanzé qui est notre cousin proche. Dans un sens, la question du rapport de conscience humain-animal n’est qu’une version exagérée de la question du rapport de conscience humain-humain : il est impossible de connaître entièrement l’expérience d’une autre personne – d’autant plus si cette personne a été élevée dans une culture différente – mais il y a une grande zone commune qui peut, grâce à la science, l’empathie et de l’imagination, être étendue.
Qu’est-ce qu’une personne ? Un être, certainement. Mais l’identité individuelle est aussi une qualité qui émerge du rapport que l’on a avec les autres. En considérant quelqu’un d’autre comme une “personne”, nous reconnaissons l’existence d’un autre point de vue, avec sa propre cohérence et son intégrité. Quoiqu’il se passe sur le front légal dans les années qui viennent, la question de l’individualité des animaux est avant tout personnelle. La réponse sera différente pour chacun d’entre nous. La vraie promesse de Nation des Cétacés ne pourra se réaliser que si nous, en tant qu’espèce, sommes capables de reconnaître que nous sommes entourés d’une multitude de cultures exotiques. Nous sommes invités à être des membres participatifs dans la communauté de la nature, connectés comme par des lignes invisibles d’écholocalisation à toutes les autres “personnes” qui existent sur notre planète maison.
Comme pour ces grands cachalots, c’est suffisant pour l’instant de seulement les observer. Progressivement, elles arrêtent de jouer et commencent à s’éloigner du bateau. Alors, comme répondant à un signal invisible, elles roulent sur leurs larges dos et saluent l’air avec leurs nageoires ciselées. Six traces de remous restent dans leur sillon.
Article original : Why Whales Are People Too
Je suis bien heureuse de constater que la vie des cétacés est sur le point d’être protégé. Merci pour tout le travail effectué pour leur protection.
MERVEILLEUX ! BRAVISSIMO 😉
ENFIN L EMERGENCE D UNE NOUVELLE CONSCIENCE…HUMAINE /CELLE QUI NOUS RELIE AVEC TOUT CE QUI EST VIVANT SUR TERRE DONC A DEFENDRE ET A PROTEGER DE TOUTE URGENCE !
[…] rare, elles communiquent entre elles en chantant. Ces chants des baleines constituent, pour certains spécialistes des cétacés, de véritables odes, au cours desquelles les baleines racontent leurs mythes, leur […]
Je fais un exposé sur le langage, la communication animale. Cet article m’a fait fait gamberger, avancer. C’est ahurissant. Merci pour le post.
Je suis ravie que l’on reconnaisse ce statut, car ils font partie intégrante de LA VIE et que nous nous devons de leur donner cette part d’intégrité!! merci pour eux!!!
josephine verdet
Ne serait-ce pas 1839, dans la phrase « En 1939, Thomas Beale remarqua le côté très social des grands cachalots. » ?
Tout à fait Anso, merci pour la correction ! 🙂